Chine : Nan-Kouan : chants courtois de la Chine du Sud. Vol. 2 & 3
Depositor / contributor
Schipper, Kristofer ; Picard, François
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Description
[Informations extraites du livret du disque, texte de Kristofer Schipper et François Picard : ] "Commencée en 1982, la collaboration de la chanteuse Tsai Hsiao-yüeh (Cai Xiaoyue') et de l'ensemble Nansheng she avec Ocora-Radio France, débouche aujourd'hui sur un projet à la mesure de l'enthousiasme qu'a suscité le premier disque, unanimement salué par la critique : enregistrer et publier "l'ensemble du répertoire" de la plus grande chanteuse vivante d'un des genres vocaux les plus anciens et les plus raffinés du monde. Le plaisir qu'a eu Tsai Hsiao-yüeh à chanter en France, la reconnaissance de la qualité technique et du respect avec lesquels sa musique a été enregistrée, les liens d'amitié et de confiance qu'elle a noués avec les Français et tout particulièrement avec Kristofer Schipper, qui l'a fait découvrir, l'ont conduite, en août 1990, à proposer à Ocora l'exclusivité du projet qui lui tient le plus à cœur : garder témoignage pour les générations futures d'un art séculaire que l'on croyait perdu, l'art miraculeusement préservé de la poésie chantée du berceau de la civilisation extrême-orientale, la Chine.
A ce souci de préservation s'ajoutait le sentiment d'urgence : Tsai Hsiao-yüeh, approchant de ses cinquante ans, craignait de voir disparaître sa voix avant d'avoir pu transmettre son art. Les sombres perspectives d'avenir de cet art en terre taiwanaise, malgré l'engagement de beaucoup d'artistes et amateurs, ont mobilisé l'ensemble Nansheng she et tout particulièrement son directeur, Lin Chang-lun. En complément du premier volume (Ocora C559004), les pièces enregistrées entre le 30 septembre et le 18 octobre 1991 (Studio 107 de la Maison de Radio France, Paris) vont être publiées dans le présent coffret (volumes 2 et 3, Ocora C560037-038) ainsi que dans un coffret à venir prochainement (volumes 4- 5 et 6). Des pièces plus rares, ne faisant pas partie du "répertoire'' ainsi que des archives ou des enregistrements publics feront éventuellement l'objet d'une publication ultérieure.
Le Nan-kouan
Genre musical originaire de la partie sud (Minnan) de la province du Fujian, où on l'appelle "son du Sud" (Nanyin), le Nan-kouan (Nanguan) représente un répertoire typiquement local, lié à l'aire culturelle définie par l'usage de la langue Minnan, aire qui inclut Taiwan et l'île de Hainan, et qui a désormais poussé ses ramifications jusqu'aux Philippines, en Indonésie et à Singapour. Si on peut l'entendre aujourd'hui en Chine sur disques, à la radio, dans des salles de concerts, joué par des ensembles professionnels fonctionnarisés, sa vraie tradition se situe ailleurs, encore bien vivante. Le Nan-kouan trouve sa véritable expression dans les temples, chant d'amour offert aux dieux. Tsai Hsiao-yüeh y a reçu son enseignement.
Sur la notion de répertoire
Ce que nous entendons ici par "répertoire de Tsai Hsiao-yüeh" ne correspond pas à l'intégralité du Nan-kouan (il existe également des pièces et suites purement instrumentales), ni même a l'ensemble des ballades chantées (sanqu). La définition et les limites de ce que Tsai Hsiao-yüch entendait par -son
répertoire" ne peuvent être analysées que maintenant, a posteriori.
Première caractéristique de ce "répertoire", la fixité de l'orchestration : la voix de Tsai Hsiao-yüeh (qui joue elle-même les claquettes-paiban), le luth pipa, toujours joué ici par le maitre Chang Hung-ming (Zhang Hongming, né en 1919), la flûte verticale à encoche dongriao, jouée par Tsai Seng-man (Cai
Shengman, né en 1948) ou Huang Tai-lang (Huang Tailang, né en 1939), le vièle à deux cordes erxian, jouée par Hsieh Yung-chin (Xie Yongqin, né en 1930), le luth à trois cordes sanxian, joué par Lin I-chun (Lin Yijun) ou Su Jong-fa (Su Rongfa, né en 1936).
Deuxième caractéristique, et cela constitua une surprise, son caractère non systématique. On savait que, si les recueils de Nan-kouan comprennent près de mille ballades, l'ensemble des types mélodiques se ramène à une trentaine de pièces-mères, d'où les autres dérivent. Mais ce n'est pas là non plus ce que propose Tsai Hsiao-yüeh. Certains types mélodiques manquent, d'autres sont représentés par plusieurs ballades. A notre tentation d'encyclopédisme, largement partagée par les musicologues chinois, Tsai Hsiao-yüeh oppose une exigence absolue : fait partie de "son répertoire" ce qui lui a été transmis directement par ses maîtres et qu'elle a fait sien par le long processus d'apprentissage et de répétition, ce qu'en France on qualifiait du noble terme, malheureusement désormais dévalué, de "routine".
Ce répertoire ne se laisse classer ni par thème (toutes sont des ballades d'amour), ni par fonction (toutes ont une origine paraliturgique), ni rassembler en grande "geste" ou cycle, même si celle de Chen San et Wuniang prédomine. Nous avons donc opté pour la seule répartition adéquate, parce qu'existante dans la tradition, qui se fait selon de subtiles liaisons musicales. Cette répartition offre l'avantage de la cohérence et de l'efficacité : audible pour qui ne comprend pas la langue (et nous sommes nombreux), elle présente de manière pédagogique une analyse musicale complexe.
Afin de préciser leur popularité, nous avons effectué la comparaison des trente quatre ballades enregistrées avec d'autres sources, en particulier les enregistrements collectés par nous en 1987 dans le Fujian, à Quanzhou, Zhangzhou ou Xiamen. Seules neuf pièces -.
"Poe-chiú khng-kun" "Kang kun kiat-thok" (Nous nous sommes unis), "Khoàⁿ bó͘ -tan", "Su kim sìa-liáu", "Tsui-lâng chhin-chhiu", "Goá ui lí", "Bô-chhú se-soah" (Sans abri), "Gô͘ -tông hìòn-loh" et "Ù-ìên chhüi-li" (Unis par le destin). - font partie du répertoire propre au Nansheng she.
Toutes les ballades, sauf six ("Khoaⁿ bó͘ -tan", "Soaⁿ hìâm-tsùn", "Su Kim sià-liáu", "Tsui-lâng chhin-chhiuⁿ", "Chhia-chiám tioh-saⁿ" et "Kám-sia kong-tsú", mais cette dernière ballade, importée récemment de Quanzhou, est en fait une des plus chantées), sont incluses dans le recueil fort répandu, tant à Taiwan qu'au Fujian, compilé par Zhang Zaixing, Nanguan mingqu ruanji, publié à Taiwan en 1962, qui en comprend deux cent soixante sept. Restent trois ballades ne figurant dans aucune autre source ou enregistrement consultés : "Khoàⁿ bó·-tan", écrite par Chen Tian dans les années quarante,
"Su kim sìa-liáu" et "Tsui-lâng chhin-chhiu",. Le répertoire des ballades apparaît donc bien vivant, susceptible de création, en mouvement, diversifié.
Un système musical complexe
Le Nan-kouan possède un système musical original qui a généré sa propre notation, sa propre nomenclature. En tête de la partition de chaque ballade figure le nom du mode (gunmen) ou de la mélodie de base (qupai, que nous traduirons par "timbre") sur laquelle elle est construite. La même notation
indiquant des notes différentes suivant les quatre tonalités (guanmen), nommées en référence aux doigtés de la flûte verticale, on précise également la tonalité, de même que la notation sur portée utilise une armature à la clef : Sikong correspond à la tonique sur fa (F diao), Wuliusiyi sur do (C diao), Wukong sur sol (G diao), Beisi sur ré (D diao). Les échelles sont pentatoniques, même si l'on peut jouer les degrés intermédiaires. La mesure (liaopai, littéralement "temps faible-temps fort") n'a pas besoin d'être nommée puisqu'elle se déduit des temps faibles et forts inscrits en regard des notes par des ronds noirs et blancs.
Elle est le plus couramment binaire : 8/2 (qi liao), 4/2 (san liao), 2/2 (vi-er), 1/2 (die pai), plus rarement à 1/4 (in die pai). Notons toutefois que les mesures sont jouées et perçues respectivement à 16/4, 8/4, 4/4, 2/4 et 1/4. Un coup de claquette (paiban) ponctue le dernier temps. Le rythme non mesuré (sanpai) ne figure pas dans ce répertoire. Le tempo est toujours varié, sous la direction du maître de luth pipa. Toutes les pièces de même mode ou sur le même "timbre" ont même tonalité et même mesure, elles possèdent également des caractéristiques mélodiques ou structurales communes plus vastes, qui ne se laissent généralement pas réduire à un air. Plutôt que de développer ici une analyse abstraite (qui ne pourrait s'appuyer que sur de longues transcriptions), nous avons préféré l'exposé "en musique", en revenant à l'art traditionnel, inexprimé et en voie de disparition, de l'arrangement en suite.
On a répertorié près d'une centaine de noms de modes ou de "timbres". Mais ceux effectivement joués dans l'anthologie, au nombre de vingt et un, se ramènent à neuf : Xiangsi avec ses variantes Bei, Duan et Yin). Chao yangchun (avec ses variantes Chang et Die), Fumalang (avec sa variante Duan), Wang yuanxing, Jinban, Shuanggui, Beigong, Beisi et enfin Gun (avec ses variantes Chang, Zhong et Duan). Les pièces en Zhong Gun portent de plus un qualificatif secondaire, certaines forment même des suites de différents "timbres", théoriquement au nombre de treize. L'existence de pièces permettant le passage (guo) d'un mode ou d'un "timbre" à un autre nous a permis de bâtir une grammaire des transformations, confirmée tant par l'ordre adopté dans les anciennes suites (tao) que par celui dans lequel Zhang Zaixing range les ballades. Cet ordre que nous avons suivi dans l'arrangement des pièces des volumes 2-3 ainsi que, séparément des volumes 4-5-6, correspond tout naturellement à l'ordre lumineux (et combien chinois) du "cycle des quintes" : fa, do, sol, ré.
L'enregistrement
La disposition même des instrumentistes constitue un défi vis-à-vis de la prise de son : au fond la chanteuse, à sa droite le luth pipa, à sa gauche la flûte, plus près de nous le luth sanxian côtoie le pipa, la vièle jouxte la flûte. Or, l'équilibre est inversé. La voix doit prédominer, doublée par la flûte. L'instrument
conducteur est le pipa. Le sanxian doit se fondre dans le timbre de celui-ci, rajoutant juste de l'ampleur et des basses aux notes pivots. La vièle fournit une trame riche en harmoniques aiguës, un "tapis" ou fond, comme l'orgue à bouche dans d'autres musiques de Chine ou d'Extrême-Orient, ce qui sans doute explique l'absence de celui-ci dans le Nan-kouan tel qu'on le joue actuellement. Un couple de micros (type ORTF) placé devant la chanteuse donne en fait l'équilibre recherché. Un micro directionnel individuel précise chaque timbre, tandis qu'un couple à distance et en hauteur permet de rendre l'espace et le fondu de l'ensemble, offrant une vue générale.
Le remarquable travail du directeur du son, Jean-Pierre luncker, a été ainsi très précisément guidé par les musiciens eux-mêmes, parfaitement conscients de leurs exigences (mais tout de même émerveillés du résultat). La comparaison avec les enregistrements voilés d'écho artificiel, réalisés à Taiwan (disque Kolin KCD-88305) permet de comprendre l'enjeu : l'intelligibilité de la voix. l'harmonie des timbres. La place idéale de l'auditeur est celle de la chanteuse, ou du dieu au milieu de
l'ensemble. Les matinées étaient réservées aux répétitions, et la séance de l'après-midi aux enregistrements. Ni le multipiste avec re-recording, ni le montage phrase par phrase ne font partie de l'univers philosophiquement acceptable. Chaque ballade était jouée d'un souffle, d'un tenant. Après quoi, les musiciens (en fait Tsai Hsiao-yüeh et surtout Tsai Seng-man, faisant office de conscience musicale) réécoutaient l'enregistrement.
Et I'on buvait le thé fumé. Une mauvaise coordination entre les luths, une faute de prononciation sur un mot rare suffisaient à annuler toute la prise. Ils décidaient rarement de refaire immédiatement une prise mauvaise préférant retravailler la pièce entre eux avant de la reproposer. Parfois, cependant, nous avons préféré choisir une des premières prises, plus habitée, à une ultérieure, plus polie mais plus froide. A posteriori, on peut constater que les exigences les plus "tatillonnes", et donc les prises les plus nombreuses, concernaient les pièces incluses au répertoire des autres ensembles taiwanais : l'auditeur privilégié de Tsai Seng-man, celui dont il craint le plus la critique, est son confrère.
Amateurs et professionnels
Les membres du Nansheng she revendiquent le statut, noble dans la Chine traditionnelle, d'amateurs. Le travail répétitif des sessions, tout juste agrémenté par un concert privé au Théâtre de la Ville (Paris) et un enregistrement public au Grand Auditorium de Radio France, représentait pour le groupe une expérience entièrement nouvelle. Le rituel du thé, les siestes, la bonne humeur régnant entre musiciens, directeur artistique et techniciens n'ont pas suffi à éviter l'éclatement de contradictions, dues à la confrontation d'un travail de niveau professionnel dans un environnement technique de haute qualité avec une philosophie de l'amateur. Face à la bonne volonté, à la confiance et à l'urgence du projet personnel de Tsai Hsiao-yüeh, les musiciens, loin de leur patrie, de leurs habitudes, se sont découverts à sa disposition, elle dont la légitimité n'est que vocale, à effectuer sur commande et, malgré tous les artifices d'écriture, contre rémunération, un travail d'accompagnement. Plus souterrainement, plus profondément, un art instrumental malgré tout transmissible par la partition, représenté aujourd'hui tant à Taiwan qu'au Fujian par de nombreux instrumentistes de grand talent, s'opposait à la magie unique d'une voix, d'un savoir intransmissible autrement que par l'oralité. Le projet d'une transmission différée par l'enregistrement ne pouvait provenir que d'un chanteur.
La voix
Le rapport privilégié de la voix avec la langue qu'elle magnifie fait des ballades chantées la plus haute expression de l'art musical du Minnan, au-dessus de la complexité des pièces instrumentales. Les particularités linguistiques du dialecte local, différent du mandarin, en rendent l'accès réservé. L'écriture chinoise par caractères n'indiquant pas la prononciation requise, seule une tradition vivante permet d'y pallier. Le Nan-kouan a, en outre, la particularité, qu'il partage -_ ce n'est pas un hasard -- avec les textes liturgiques, de requérir un état ancien de la langue, si bien qu'un véritable artiste se refusera à chanter un texte dont il aurait l'écrit mais dont la prononciation ne lui aurait pas été transmise oralement. La sacralité de la langue ne souffre aucune reconstitution érudite. La véritable tradition du Nan-kouan n'est pas celle des lettrés, mais de ces jeunes filles qui, avant même de savoir lire, apprennent auprès de leur grand-mère à chanter des paroles qu'elles ne comprendront que plus tard.
Nous avons évoqué plus haut la crainte qu'éprouvait Tsai Hsiao-yüeh de voir disparaître sa voix. Ceux qui ont entendu les jeunes filles chanter savent quelle grâce particulière, quelle fraîcheur on attend d'une interprète. Les enregistrements de la voix de Tsai Hsiao-vüeh au moment de sa gloire, il y a près de trente ans; témoignent combien elle était comblée par les dieux, ils expliquent sa magie, sa stature exceptionnelle. Mais il suffit d'entendre la ballade qui ouvre cette série pour être, plus que rassuré, à nouveau conquis. Une tension, aussi forte que discrète, anime désormais la finesse, la précision, la justesse du coloris, la légèreté, toujours égales, qui atteignent désormais une immatérialité au-delà de l'âge, du physique, mystérieusement combinée avec un savoir de toute évidence plus grand, une plénitude de la maturité, une corporalité aussi qui rend la voix plus humaine, la révèle, céleste et incarnée, éternelle et présente."
+ Ballades chantées par Tsai Hsiao-Yueh, vol 2 et 3. CD1 = 72:09 7 pièces); CD 2 = 69:00 (8 pièces).
Enregistrements réalisés au studio 107 de la Maison de Radio-France du 30 septembre au 18 octobre 1991. Jean-Pierre Iuncker (directeur du son) assisté de jean-Michel Cauquy. Editing : J.M. Cauquy. Direction artistique et textes de présentation : Kristofer Schipper et François Picard.
Record writer
Monique Desprez, 1993
Last modification
May 18, 2011, 9:47 a.m.
Archiver notes
j.jia 2022:
le premier volume voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_1988_012_016/
le volume 4-5 voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_1997_008_014/
notice BnF:
http://ark.bnf.fr/ark:/12148/cb38224180z